Bilan publie la liste des principaux donateurs. 26.07.2006, Bilan
Par Markus SchneiderOspel, Vasella, Grübel, Humer, Brabeck. Il existe en Suisse des personnes qui gagnent assez dargent pour devoir tolérer quelques questions, dordre public comme privé. «Quelle valeur a votre troisième Mercedes Classe S, votre troisième chalet dans les Alpes ou votre troisième yacht, encore plus grand que les précédents?» a lhabitude de provoquerEllen Ringier, juriste et épouse déditeur, quand elle lève des fonds pour diverses uvres de bienfaisance. Des questions sur lessentiel qui surgissent depuis quelque temps du cercle même des superriches. La tendance a été amorcée parUeli Forster, président dEconomieSuisse, dans une interview accordée au Tages-Anzeiger : «Aux Etats-Unis, où les plus hauts salaires sont plus mirobolants encore quici, les patrons sengagent régulièrement pour des projets sociaux ou culturels. De nombreux Américains soutiennent systématiquement des musées ou des institutions. En Suisse, cest plus rarement le cas. [ ] Les grosses fortunes suisses devraient-elles davantage sengager? [ ] Ce serait sans doute souhaitable. »Gerhard Schwarz, chef de la rubrique économique de la Neue Zürcher Zeitung (NZZ), autorité morale et pionnier de la pensée libérale, renchérit quelques jours plus tard. Il admet que la discussion enflammée autour de lautoplafonnement des hauts salaires ne mènera à rien, mais quamener les gens qui gagnent beaucoup dargent à «sen servir pour faire le bien» et à «en parler ouvertement» ne serait pas un espoir totalement irréaliste. Après tout, le modèle américain montre que cela peut rendre acceptables les hauts salaires.Le silence des Ospel, Grübel et autres
Les grands patrons suisses sont-ils prêts à faire ce pas? Marcel Ospel, président de UBS et recordman des revenus, considère que cela relève de la sphère privée. Franz B. Humer, de Roche, comme Rolf Dörig, de Swiss Life, ne tiennent pas à faire de commentaires. Walter Kielholz et Oswald Grübel, respectivement président et CEO de Credit Suisse, estiment que cela ne concerne que leurs affaires personnelles. LAutrichien Peter Brabeck, coiffé de la double casquette de Nestlé, déclare quant à lui: «Le thème est naturellement très intéressant, et de bonnes raisons motiveraient la publication de telles informations. Mais nous renonçons à communiquer sur ce sujet, compte tenu de lattitude encore fortement calviniste qui entoure de discrétion la bienfaisance comme la richesse. » Même James J. Schiro, pourtant Américain et patron de lassureur Zurich, «sest donné pour devise de ne pas répondre aux questions personnelles».
Daniel Vasella, dont le salaire talonne celui de Marcel Ospel, sexprime, mais avec précaution. Dans un premier temps, Novartis ne répond pas, mais fait finalement savoir que la famille Vasella a créé une fondation «pour les enfants en détresse», en phase de démarrage. Est-il exact que Daniel Vasella finance depuis des années un hôpital au Mali? «Cest exact. Mais il sagit dune affaire privée, au sujet de laquelle Monsieur Vasella ne veut pas sexprimer. »
Ces Américains décomplexés
Dautres personnalités font preuve de générosité, mais dans la même discrétion. Peter Forstmoser, président de Swiss Re, soutient depuis longtemps une école en Colombie, Roger Schawinski une autre au Nicaragua.
Les grandes fortunes américaines, en revanche, nont au-cun complexe à faire étalage de leur générosité. Au pays des possibilités illimitées, les donations sont depuis toujours nominatives. «Jai décidé de ne plus amonceler largent, mais de me consacrer à la sérieuse et plus difficile tâche de le distribuer avec sagesse», écrit le magnat de lacier Andrew Carnegie dans son autobiographie. Ses largesses sétendent jusquen Suisse, où la Fondation Carnegie pour les sauveteurs, actuellement présidée par Pascal Couchepin, a distribué, au cours des nonante-quatre dernières années, 2,7 millions de francs à quelque 8252 héros et héroïnes.
«Les vingt plus grands philanthropes»: de tels classements sont courants aux Etats-Unis, amplement relayés par la pres-se, notamment Business Week. La particularité de ces listes est quelles sapprochent véritablement de la réalité. Quelques personnalités font même des efforts pour se rapprocher de la tête du classement. Sur les cinq dernières années, le ranking de Business Week présente le podium suivant:
Sur la plus haute marche se tient le couple Gordon et Betty Moore, fondateurs dIntel, avec une donation totale de 7,05 milliards de dollars. Leur fondation protège le saumon sauvage en Alaska, la forêt tropicale amazonienne ou les Red Woods de Californie.
Sur leurs talons, le couple Bill et Melinda Gates, fondateurs de Microsoft, qui, au cours des cinq dernières années, ont versé à leur fondation 5,46 milliards de dollars, sur un total de 31 milliards au cours de toute leur vie. Leur fondation, qui serait la plus importante du monde, lutte avant tout contre les maladies dans le tiers monde.
Au troisième rang figure Warren Buffett, avec quelque 2,62 milliards de dollars. Sil venait à mourir, lhomme voudrait «tout» léguer à la collectivité. Ses trois enfants auraient déjà été déshérités. «On ne peut pas vivre toute sa vie dune sorte daide sociale simplement parce que lon est sorti du bon utérus», lance Warren Buffett, qui vient de décider une donation de près de 40 milliards à la Fondation Gates.
Fonder en toute discrétion
Quen est-il en Suisse? Les superriches sont souvent généreux, mais presque toujours à la condition que cela ne se sache pas. Christophe Blocherla appris à ses dépens, alors quil était encore entrepreneur et conseiller national et combattait, en 1997, le projet étatique de fondation de solidarité. Il voulait publier ce que les particuliers donnaient secrètement. «Christoph Blocher envoyait des formulaires à tout va, sur lesquels il fallait déclarer combien dargent avait été versé à quelle organisation», raconte Nicolas Hayek dans un livre entretien édité par la NZZ. «Je lui ai répondu que cétait exactement ce quil ne fallait pas faire. Comme on dit chez nous: fais le bien, mais nen parle pas!»
Lappel dUeli Forster dans le Tages-Anzeiger na pas eu davantage décho. A-t-il eu des réactions? «Non. » Des grosses fortunes se sont-elles annoncées auprès de lui? «Non. » Ce qui nempêche pas le président dEconomieSuisse de soutenir, avec sa femme Erika, conseillère aux Etats radicale, à hauteur de quelque 10 000 francs par année, un projet en Roumanie et de sengager plusieurs fois par semaine pour des uvres de bienfaisance.
Bien sûr, nous avons tenté détablir une liste des plus importants philanthropes de Suis-se, noms et chiffres à lappui. La tendance mondiale à laltruisme est ici particulièrement prononcée. Mais un tel classement doit être pris avec des pincettes, non seulement à cause de la discrétion souhaitée, mais aussi en raison de la diversité des activités menées. Beate Eckhardt, qui, en tant que directrice de Swissfoundation, devrait au moins avoir une vue densemble des fondations helvétiques, avoue: «Cest un secteur totalement opaque. » Il na aucune idée, parce que personne ne peut en avoir. Lannuaire officiel de 470 pages de lautorité fédérale de surveillance des fondations ne liste que 2575 institutions sur un total national estimé à 11 000. Car seule une petite minorité des fondations sont sous tutelle fédérale, les autres relèvent des autorités cantonales et communales.
Par ailleurs, cet annuaire ne contient que celles qui ont bien voulu y figurer, soit une sur deux. Et quand bien même une fondation publie son nom et son but, ses donateurs restent le plus souvent anonymes.
«Déminentes personnalités nacceptent de participer à une fondation quà condition de conserver leur anonymat», révèle Bruno Ferrari-Visca, directeur de lautorité fédérale de surveillance. Impossible de voir sur un acte de fondation «qui se cache derrière». Pourquoi les donateurs ne veulent-ils pas voir leur nom publié? La réponse est toujours la même: «Parce quon ne recevrait plus que des lettres de mendiants. » B