Bilan, 13.07.2005S’il est un terrain sur lequel il est difficile de soutenir que les femmes sont discriminées, c’est celui des assurances sociales. Les primes et cotisations que ces dernières versent ne couvrent de loin pas les prestations qu’elles reçoivent, que ce soit l’AVS, le deuxième pilier ou l’assurance maladie, pour ne mentionner que les institutions les plus importantes.
Cette réalité n’est en rien scandaleuse. Au contraire. Une part très importante de la redistribution découle du fait que les femmes continuent à gagner massivement moins d’argent que les hommes. Les raisons sont connues: elles se consacrent davantage aux tâches domestiques et familiales, elles font moins carrière, elles travaillent davantage à temps partiel et, à fonction égale avec les hommes, leurs salaires sont inférieurs.
Dès lors que les femmes disposent de moins de ressources, il est dans l’ordre naturel des choses qu’elles soient « gagnantes » dans les systèmes sociaux, dont le but est de redistribuer des moyens aux pauvres. Ainsi, en regard des revenus qu’elles touchent durant leur vie active, les femmes perçoivent, par exemple, des rentes de vieillesse très importantes. Et, c’est encore très logiquement qu’elles accaparent l’essentiel du gâteau des subsides maladies. Le jour où l’égalité régnera entre les sexes sur le marché du travail et dans les foyers, ces éléments redistributifs disparaîtront automatiquement.
C’est alors avec raison que la directrice du Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes, Patricia Schulz, met en garde contre la tentation « d’isoler un aspect dans
un domaine [ ] sans voir la complexité des questions et leurs interrelations ». Le problème, c’est précisément qu’une vue d’ensemble cohérente manque et que peu de monde se bouscule au portillon pour exiger davantage de lumière.
Il est pour ainsi dire impossible aujourd’hui de dire à combien se montent au total les transferts entre les sexes dans les assurances sociales. Probablement plusieurs dizaines de milliards. Peu importe au fond. L’essentiel, ce sont les composantes du phénomène. Or les données précises pertinentes font largement défaut. Et lorsqu’elles existent, elles sont généralement dépassées, pas assez détaillées, se bornent à des aspects partiels ou ne traduisent qu’une estimation grossière.
Selon Anton Streit, le responsable du centre de compétence « analyses fondamentales » à l’Office fédéral des assurances sociales, les
discriminations « à rebours » ont été peu étudiées et débattues jusqu’ici, car « elles n’ont jamais été considérées comme problématiques ». Il est vrai que le tort financier subi est beaucoup plus abstrait que celui que peut éprouver un père se voyant refuser la garde de son enfant ou une femme confrontée à un mari s’excluant des tâches ménagères.
Mais les raisons sont aussi plus profondes. Les femmes ont été si longtemps bridées dans leur développement personnel et professionnel qu’une forme de culpabilité ou du moins d’insécurité à l’égard de l’autre sexe continue à hanter les hommes. Un sentiment que les promoteurs de l’égalité, omniprésents dans l’opinion publique, savent exploiter. Toni Bortoluzzi (UDC / ZH) se veut philosophe: « Les armes des femmes sont si raffinées et puissantes que nous leur sommes livrés pieds et poings liés », dit-il en riant.
La position du président du tout nouveau lobby alémanique männer. ch, qui entend s’engager pour « les intérêts des hommes »,
est assez symptomatique: « Se demander quel sexe doit supporter quels coûts n’est pas une approche fructueuse, estime Markus Theunert. Cela mène forcément à des luttes de répartition. » Au surplus, « si l’on prend en compte aussi les coûts économiques globaux de la masculinité traditionnelle, les hommes ne sont pas le sexe « le moins cher », au contraire ».
L’injustice la plus manifeste dont sont victimes les hommes dans les régimes sociaux découle de la longévité plus importante des femmes. Une fille qui naît aujourd’hui a une espérance de vie plus longue de cinq ans qu’un garçon. Cela se traduit par des distorsions importantes dans le premier comme dans le deuxième pilier. La femme touche des rentes beaucoup plus longtemps que l’homme, sans avoir cotisé davantage, à salaire égal. L’effet est accentué par le fait que l’âge de la retraite légal des femmes est inférieur.
En soi, l’âge de la retraite des femmes devrait être plus élevé que celui des hommes. Ou alors, elles devraient payer des cotisations plus importantes. Dans le deuxième
pilier, il y aurait encore une autre possibilité: prévoir un taux de conversion de l’avoir vieillesse en rentes plus bas pour les femmes que pour les hommes. A défaut, cela revient à faire profiter les femmes de meilleures prestations du simple fait qu’elles sont des femmes. Dans l’AVS, la femme profite même cumulativement du fait qu’elle soit pauvre et femme.
Les femmes sont aussi de loin les principales bénéficiaires de la couverture contre le risque de veuvage dans le 1 et le 2 pilier. Comme elles vivent plus longtemps et qu’elles tendent à se choisir un conjoint plus âgé, on compte aujourd’hui 74 000 veufs pour 370 0000 veuves dans l’AVS. Les prestations de veuvage sont souvent aussi plus élevées pour les femmes, ce qui paraît particulièrement peu défendable quand la femme n’a pas d’enfants à charge.
Le veuvage plus fréquent des femmes déploie des effets redistributifs surprenants, lorsque le conjoint meurt alors qu’il est déjà à la retraite. L’AVS cesse alors logiquement de verser une rente de couple et met la veuve au bénéfice d’une rente individuelle. Or celle-ci est plus élevée d’un tiers que la moitié d’une rente de couple. Cela explique pourquoi les femmes reçoivent en moyenne une rente vieillesse légèrement supérieure à celles des hommes, malgré le fait qu’elles ont nettement moins bien gagné leur vie avant la retraite.
Vie malsaine
Dans l’assurance maladie sociale, les primes sont identiques pour les deux sexes depuis 1996, alors que les femmes entraînent en moyenne des coûts par tête supérieurs de 40 %. Une étude touffue, menée l’an dernier sous l’égide de l’Observatoire suisse de la santé, met en évidence des éléments d’explication. Certains coûts, sur l’étendue desquels les femmes ont une prise variable, leur sont spécifiques (gynécologie, maternité, atteintes liées à la violence des hommes). Les femmes sont aussi nettement plus grandes consommatrices de prestations psychiatriques ambulatoires. Elles contribuent en revanche à limiter la facture médicale de leur mari (par les soins qu’elles leur prodiguent elles-mêmes) et terminent plus fréquemment leur vie en institution (car elles sont plus souvent veuves).
Il existe aussi quelques assurances sociales où les hommes entraînent des frais plus importants. Ils ont une probabilité 25 % plus élevée de devenir invalides. Ils coûtent aussi plus cher à l’assurance accidents et, évidemment, à l’assurance militaire. Pour partie, cela s’explique par le fait que les professions les plus physiques (métiers du bâtiment, cheminot, cantonnier, etc.) sont et resteront l’apanage des hommes. Mais certains comportements typiquement ou du moins traditionnellement masculins ne sont pas étrangers non plus à ces surcoûts. Les hommes vivent moins sainement. Ils font moins attention à leur santé. Ils sont plus agressifs sur la route. Ils sont ou se mettent sous plus forte pression à leur travail. Ils boivent et fument davantage.
Au final, les coûts non supportés par les femmes, en raison de leur longévité, pèsent plus lourd dans la balance. L’économiste et journaliste alémanique Markus Schneider s’est risqué à une estimation grossière l’an dernier. Dans un ouvrage consacré à l’ensemble des mécanismes de redistribution étatiques en Suisse *, il chiffre à quelque
5, 5 milliards de francs par an les transferts dont profitent les femmes dans les assurances sociales. Sans compter ceux induits par leurs salaires plus bas. « Il s’agit d’une estimation conservatrice, précise-t-il. Et ces prochaines années, l’écart s’amplifiera, en particulier dans le deuxième pilier. » La masse salariale des femmes continuera à se rapprocher de celle des hommes. La redistribution entre les sexes liée aux taux de conversion identiques prendra ainsi de l’ampleur.
La question de l’équilibre entre les sexes est très délicate. C’est un tabou, même à l’UDC d’une certaine façon », admet Toni Bortoluzzi. L’échec en mai 2004 de la 11 révision de l’AVS est l’enfant de ce climat politique. La gauche a hurlé à l’assainissement de l’assurance « sur le dos des femmes ». Cela a suffi pour déclencher un « tsunami » de non dans les urnes. Alors même qu’il ne s’agissait que d’aligner l’âge de la retraite des femmes sur celui des hommes et les prestations des veuves sur celles des veufs.
« Du point de vue actuariel, la durée de perception de la rente devrait être la même pour les deux sexes. Il serait donc logique que les femmes travaillent plus longtemps que les hommes.
Mais, politiquement, pourquoi nous attaquerions-nous à cette question alors que nous n’avons même pas encore réussi à unifier l’âge de la retraite ?» soupire Hans-Rudolf Schuppisser, le spécialiste des questions sociales à l’Union patronale suisse. « Sur le terrain des assurances sociales, la droite est comme l’équipe nationale de football: elle n’est pas très à l’aise pour faire le jeu. Jusqu’ici elle n’était habituée qu’à contrer ce que la gauche proposait. »
Recadrage des paramètres
Dans la pratique pourtant, l’élimination des discriminations à rebours a bel et bien commencé. La gauche elle-même semble s’en accommoder à sa manière. La dernière initiative populaire lancée par les syndicats propose d’abaisser, mais aussi d’harmoniser l’âge de la retraite entre les sexes. Depuis 2001, l’âge de la retraite des femmes a tout de même été augmenté de deux ans. Dans le 2 pilier, des brèches se sont également ouvertes discrètement. Depuis le début de cette année, veuves et veufs sans enfants ont été mis pratiquement sur pied d’égalité. Et en 2002, divers assureurs vie sous la direction de la Winterthur ont introduit pour la première fois des taux de conversion différents pour les hommes et les femmes dans le domaine surobligatoire. L’effet concret en est que les rentes des hommes sont supérieures de 3, 5 à 7 % à celles des femmes. Quand il s’agit de changer une loi (et donc que l’affaire peut se terminer devant le peuple), les choses deviennent vite plus compliquées. « Techniquement, il n’y a pas de raison d’avoir des taux de conversion différents dans le domaine surobligatoire et obligatoire », souligne Norbert Hochreutner, le chef des publics affairs de l’Association suisse des assurances. Mais « la priorité » pour la branche consiste à obtenir un abaissement du taux de conversion dans le domaine obligatoire. « C’est déjà assez compliqué comme cela. En cherchant aussi à obtenir des taux de conversion différents selon le sexe, le projet dans son ensemble deviendrait plus vulnérable. »
A terme, le double privilège dont jouissent les femmes (vivre plus longtemps et toucher plus de rentes pour le même prix) semble intenable. En tout cas dans le 2 pilier. Invoquer le fait que les hommes portent une part de responsabilité dans leur espérance de vie moindre relève d’un moralisme cynique. Une mort un peu prématurée soulage les systèmes de retraites. Et ce alors que les hommes coûtent déjà moins cher à l’assurance maladie. Et que leurs « vices » de la cigarette à l’alcool en passant par l’auto sont déjà taxés abondamment par ailleurs.
* Idée suisse, par Markus Schneider, Edition Jean Frey AG / Die Weltwoche, Zurich 2004 (disponible en allemand seulement).
Par Stéphane Zindel Photos Yann Mingard
Un franc sur trois
La tentative la plus récente de quantifier scientifiquement et dans leur globalité les tranferts entre hommes et femmes dans les assurances sociales remonte au milieu des années 1990. Une étude mandatée par l’Office fédéral des assurances sociales avait alors mis en évidence que 32 % des prestations sociales versées aux femmes étaient payées par les hommes, soit 17, 5 milliards à l’époque. En chiffres absolus, la somme du transfert a vraisemblablement augmenté dans l’intervalle au vu du développement considérable des dépenses sociales. En termes relatifs, risquer un pronostic est plus délicat car beaucoup de règles du jeu ont changé au profit comme au détriment des femmes. L’économiste et journaliste Markus Schneider table plutôt sur un tassement, en raison en particulier de l’impact du relèvement de l’âge de la retraite des femmes de 62 à 64 ans mis en uvre depuis 2001.