L’Hebdo, 11.05.2006, von Julie Zaugg avec Christine Progin«Si tu fais ça, je te déshérite!» Grand classique de l’éducation d’antan, cette phrase résonne de moins en moins souvent dans les chaumières suisses. L’héritage anticipé, ce cadeau que l’on reçoit de parents encore bien vivants en guise d’avance sur une succession, est en train de supplanter le traditionnel legs post mortem. Les chiffres sont éloquents: 23% des héritages distribués dans le canton de Zurich entre 1997 et 2000 l’ont été sous forme de don (1). Cette part est même en réalité bien plus élevée, en raison des montants exonérés (ou non déclarés) dont le calcul ne tient pas compte. Une autre étude (2) portant sur plusieurs cantons alémaniques indique qu’en 2003 un tiers des successions ont été octroyées de façon anticipée, pour un montant de 9,5 milliards de francs. Pour enfoncer le clou, 82% des personnes interrogées par le bureau BASS estiment qu’il faut transmettre une partie de son patrimoine à ses descendants de son vivant, afin qu’ils en bénéficient le plus rapidement possible.
Classes moyennes concernées L’un des cas les plus connus d’héritage anticipé est sans doute celui de Christoph Blocher. Elu au Conseil fédéral, ce dernier avait dû céder, début 2004, sa société Ems-Chemie à sa fille aînée, Magdalena Martullo-Blocher, pour éviter un conflit d’intérêts. Mais si l’entreprise familiale des Blocher vaut des millions, le phénomène ne concerne pas seulement une petite élite fortunée. Dans un pays où deux tiers de la population touchent un héritage au cours de leur vie (lire p. 24), les classes moyennes sont en première ligne. Les parents de la génération qui a 30 ans aujourd’hui n’hésitent plus à donner un coup de pouce financier à un enfant qui lance sa PME, à lui céder un appartement pour fonder une famille ou même à lui remettre l’entreprise familiale à peine son diplôme en poche. Manon, 26 ans, qui a récemment reçu 100 000 francs de sa tante maternelle, en témoigne: «Cet argent me donne la possibilité d’acquérir mon propre logement à un moment de ma vie où je souhaite m’installer sans avoir encore un salaire qui me le permette.»
Les motivations de ces parents, qui organisent leur succession à peine arrivés à l’âge de la retraite, sont rarement fiscales. Trois quarts des héritages en Suisse se font en effet entre conjoints ou descendants en ligne directe. Or, ces deux catégories ne sont pratiquement plus soumises à l’impôt sur les donations, la plupart des cantons ayant fortement restreint la portée de cette législation ces dernières années. Seuls les cantons de Vaud, de Neuchâtel et du Jura continuent de taxer les enfants qui reçoivent un don de leurs parents, et cela de façon minime (voir le tableau en p. 26). Qui plus est, lorsqu’une donation est imposée, le taux est en général identique à celui de l’impôt sur la succession. Il n’y a donc, à l’heure actuelle, aucun avantage fiscal à transmettre son patrimoine de façon anticipée.
Mieux répartir les richesses Les motivations sont à chercher ailleurs. «Avec l’augmentation de l’espérance de vie en Suisse, la génération qui hérite après décès devient de plus en plus vieille, ce qui mène à une concentration des richesses auprès des rentiers», explique Heidi Stutz, coauteur de l’étude du Bureau BASS. Une recherche du canton de Zurich, portant sur les années 1991 à 2003, confirme cette évolution: les ménages âgés de 30 et 34 ans accumulent en moyenne une fortune de 11 000 francs, contre 368 000 francs pour les ménages entre 65 et 69 ans.
De même, les moins de 50 ans, qui représentaient environ la moitié des bénéficiaires de legs en 1980, ne sont plus qu’un tiers aujourd’hui et ne devraient être plus qu’un cinquième en 2020, si rien n’était fait pour rééquilibrer la situation. «L’héritage, qui avait traditionnellement pour fonction sociale d’aider les jeunes ménages à acheter une maison, à fonder une famille ou à lancer une entreprise, a cessé de remplir ce rôle», note Heidi Stutz. A cet égard, la succession anticipée permet de rétablir cette fonction en assurant une meilleure répartition des richesses entre les générations.
«Mes parents ont voulu que je puisse profiter suffisamment tôt de l’argent qu’ils ont mis de côté pendant toute une vie», dit Pilar, 29 ans, qui a touché 40 000 francs tout comme son frère et sa soeur. Les parents, qui ont vécu les Trente glorieuses, veulent ainsi donner davantage de chances à leurs enfants et faciliter leur départ hors du cocon familial. L’avocat et polémiste genevois Charles Poncet – qui est pourtant opposé à l’institution de l’héritage qu’il juge anti-libérale – trouve «compréhensible que les seniors, qui ont connu un système plus favorable, souhaitent donner un coup de main aux jeunes, écrasés de coûts dès leur entrée dans la vie active».
saut générationnel D’autant qu’ils en ont les moyens. «Contrairement aux autres pays européens, la Suisse n’a pas vécu une interruption dans la chaîne des héritages au cours de la Seconde Guerre mondiale. La génération de nos parents a donc hérité des siens et est aujourd’hui en mesure de transmettre ce patrimoine plus loin», relève Heidi Stutz. L’amélioration des systèmes de prévention vieillesse a également conféré une certaine autonomie financière aux seniors, observe la chercheuse. Il devient alors plus facile pour eux de sauter une étape en faisant bénéficier directement leurs enfants du patrimoine familial, sans le faire «transiter» d’abord par le conjoint survivant.
En dopant le capital à disposition des trentenaires, ce saut générationnel a des effets potentiellement explosifs pour l’économie. «Sur le marché de l’immobilier suisse, les prix sont trop élevés pour permettre à une jeune famille d’acquérir son propre logement. Le fait de bénéficier d’une contribution des parents devient un facteur décisif pour l’achat d’une maison ou d’un appartement», souligne le journaliste et économiste zurichois Markus Schneider, qui a recensé les transferts financiers entre jeunes et vieux dans son ouvrage Idée Suisse. «Les parents qui vivent plus vieux continuent d’occuper le logement dont ils ont eux-mêmes hérité. Ils vont donc aider financièrement leurs enfants à acquérir un nouvel objet immobilier», ajoute de son côté Heidi Stutz.
Faut-il s’attendre à un boom de l’immobilier au fur et à mesure que l’héritage anticipé entre dans les moeurs? «Pas si vite, répond Markus Schneider. A l’heure actuelle, la forte augmentation du taux de propriétaires, que l’on enregistre en ville de Zurich par exemple, concerne plutôt la génération des cinquantenaires.» Il faudra encore attendre: «C’est un phénomène lent, qui ne déploie pas ses effets de manière spectaculaire», souligne Heidi Stutz. La jeune Manon confirme: «Je ne dépense pas forcément plus depuis que j’ai touché mon héritage anticipé, mais cet argent me donne un sentiment de sécurité qui va m’encourager à le faire plus tard.»
En fait, ces nouveaux héritiers vont surtout utiliser leur pouvoir d’achat accru pour investir dans des projets à long terme. «On ne se sert pas de son héritage pour «consommer» des vacances ou une voiture, on l’utilise pour bâtir quelque chose: une entreprise, un cabinet, un maison. On l’investit dans son avenir», analyse Markus Schneider. Pilar acquiesce: «Je veux construire quelque chose avec cette somme. Je ne sais pas encore tout à fait quoi, alors je la garde sur un compte. Après tout, c’est de l’argent récolté à la sueur du front de mes parents».
Attention aux conflits! Du coup, l’argent ainsi hérité porte une lourde charge émotionnelle. «L’héritage représente l’amour que le parent porte à son enfant, c’est une preuve de son inscription dans l’histoire de la famille», dit Marie-Claude François-Laugier, psychologue et auteur du livre Comment régler ses comptes avec l’argent. Qu’il vienne à manquer, ou à être réparti inégalement entre les frères et soeurs, et on aura l’impression d’être moins aimé. «C’est pourquoi les parents doivent à tout prix expliquer pourquoi ils donnent telle somme à tel enfant.» Sinon, on se retrouve avec une bombe à retardement: «Les conflits exploseront au sein de la fratrie au moment du décès des parents, lorsque chacun apprendra ce que les autres ont reçu de leur vivant.»
Plus généralement, si la pratique de l’héritage anticipé se généralise, on risque d’assister à une recomposition du rapport entre les générations. Une nouvelle relation faite d’échanges se développera entre les parents et l’enfant: «Nous te donnons un coup de main pour ton projet, mais en échange tu t’occuperas de nous lorsque nous serons vieux», décrit Heidi Stutz. Ces coups de main prennent aussi d’autres formes: garde des petits-enfants, financement d’études qui se prolongent au-delà de la trentaine, soutien lors d’une période de chômage. Un échange de bons procédés qui explique pourquoi les héritages anticipés sont rarement distribués en une seule fois. Pas fous, les parents… |