24 heures, 09.01.2004, von Bernard FavreBRÛLOT Le journaliste Markus Schneider flingue la politique sociale sans susciter d’émoi. Les socialistes lui font même des louanges, par la plume de leur ancien président Peter Bodenmann.Tout mettre cul par-dessus tête et réinventer la roue. Voilà ce que propose le Livre blanc 2004 paru fin 2003 sous la plume de Markus Schneider, économiste et journaliste. Réduire, voire supprimer les prestations de l’assistance sociale, supprimer la progressivité de l’impôt, mais aussi renoncer à la concurrence fiscale, aux privilèges des propriétaires immobiliers, des cadres et des millionnaires, en finir avec la solidarité des plus pauvres (les jeunes actifs) en faveur des plus riches (les retraités), biffer les subventions inefficaces à l’agriculture, à la presse, aux usines de sucre, aux sociétés de tir. Et supprimer progressivement l’armée.
Troisième Livre blanc après ceux de 1991 et 1995, le libelle de Markus Schneider n’a pour l’instant guère provoqué d’émoi. Seuls les éleveurs de chevaux franches-montagnes se cabrent lorsque l’économiste dénonce les subventions fédérales qui leur sont allouées. C’est tout juste si Rudolf Strahm, le socialiste le moins suspect de gauchisme, parle d’un « pétard mouillé néolibéral ».
Louanges socialistes
Hier, la très socialiste Wochen-Zeitung tressait au contraire des louanges, certes parsemées de timides épines, à ce nouveau Livre blanc. L’ancien président des socialistes suisses Peter Bodenmann recommande même la lecture de l’ouvrage qui « met de l’eau dans le Rhône » des réformes nécessaires. Pour lui, la gauche devrait « saisir la balle au bond », car ce livre met le doigt sur des réalités qui font mal. Serge Gaillard, de l’Union syndicale suisse, en remet une couche: « Ce livre révèle des problèmes réels, qui méritent d’être débattus. »
Aucun cri d’indignation
Trois mille exemplaires de ce nouveau pamphlet révolutionnaire de droite ont été vendus en moins d’un mois, sans un cri d’indignation. Curieux. On se souvient du tollé suscité par les précédents Livres blancs et autres manifestes de l’économie. La gauche unie, mais aussi l’immense majorité des radicaux et jusqu’à Peter Hasler, président de l’Union patronale suisse, s’y étaient opposés.
« Je suis en effet surpris de n’avoir pas provoqué plus de réactions négatives », estime aujourd’hui Markus Schneider. « Peut-être parce que je me base sur des faits irréfutables », ose-til. « Peut-être aussi parce qu’on estime mes propositions tellement théoriques qu’elles ne seraient pas crédibles. » Il reconnaît d’ailleurs que le système de la flat tax qu’il prône (lire l’encadré) serait inapplicable en Suisse, à moins de renoncer définitivement au fédéralisme.
Serge Gaillard, de l’USS, explique pour sa part la relative indifférence suscitée par ce troisième Livre blanc par une autre raison: « On ne réagit pas de la même manière si c’est un journaliste qui écrit, que s’il s’agit de grands patrons. » Il est vrai que les précédents Livres blancs avaient été signés par de grands noms de l’économie, Stephan Schmidheiny, David de Pury, Alex Kauer, Nicolas Hayek, etc. Dernière possibilité: le livre ne séduirait pas, car il prend à revers les programmes et les idées reçues à gauche comme à droite: une bonne raison pour passer l’ouvrage sous silence. é
Les mesures pour redresser la barre
PROGRAMME Du taux d’imposition unique (au lieu de l’imposition progressive) à la réduction des aides sociales.
Si l’on suivait les recommandations de Markus Schneider, un taux d’imposition unique de 18% remplacerait l’imposition progressive sur le revenu. C’est la flat tax (voir infographie), louée par Reagan ou Jörg Haider, mise en place par Poutine, par la Slovaquie, mais aussi et depuis belle lurette par les paradis fiscaux anglo-normands Jersey et Guernesey. La fin de la progression fiscale inciterait chacun à gagner plus d’argent et donnerait un coup de fouet à la croissance. Par l’attribution de « bons d’impôt », elle aurait pour effet de réduire l’imposition directe de la classe moyenne.
Ensuite, l’aide sociale, fortement réduite, ne serait accordée qu’à celles et ceux qui « font l’effort » de gagner un petit salaire, « quitte à faire grossir la population des mendiants et des SDF ». Hausse des primes de l’assurance maladie pour les vieux et baisse pour les jeunes.
L’impôt sur la fortune serait remplacé par un impôt sur les successions. On plafonnerait par ailleurs les possibilités d’épargne dans le 2e pilier, qui privilégient indûment les très hauts revenus par les déductions fiscales qu’elles induisent. Cette épargne excessive, en outre, nuit à la croissance en retirant l’argent du circuit économique.
Le Livre blanc prône aussi une hausse progressive de l’âge de la retraite (un mois de plus chaque année). Enfin, il propose de supprimer quantité de subventions aux effets pervers, de jeter progressivement l’armée aux oubliettes et de soumettre l’agriculture aux lois du marché. Ce qui dégagerait des moyens pour augmenter les dépenses dans la formation.
B. Fa.
Les trois vices du système
PIÈGES Le Livre blanc 2004 brosse un tableau sans complaisance des perversions systémiques de la politique sociale et fiscale helvétique. La classe moyenne en fait les frais.
Le « piège de la pauvreté »:
la « jungle des allocations et des subventions » de la politique sociale pénalise les personnes qui tentent d’augmenter leurs revenus. Un exemple: une mère célibataire lausannoise gagnant 33 800 francs par an. Tous impôts payés, mais aussi toutes aides et allocations encaissées, elle se retrouve avec 28 500 francs à disposition. Si elle parvenait à augmenter son salaire et à obtenir 40 300 francs, elle perdrait tellement d’aides qu’au final, il ne lui resterait plus que 27 300 francs. A quoi bon travailler plus, si c’est pour gagner moins ?
Le leurre de la justice fiscale: la concurrence entre les cantons permet aux plus riches d’obtenir à Schwytz ou à Zoug des taux aussi faibles que ceux qui frappent les working poor à Bâle, Lucerne ou Fribourg. La propriété immobilière permet, elle aussi, de faire d’importantes économies fiscales.
La classe moyenne étranglée: la classe moyenne a perdu durant les années 1990 jusqu’à 15% de son pouvoir d’achat, tandis que les plus riches ont gagné dans une proportion comparable. Pourquoi ? Parce que l’imposition indirecte (taxes sur le tabac, l’alcool, l’essence, TVA) et les dépenses obligatoires (assurance maladie) ont augmenté massivement, pénalisant plus lourdement les revenus modestes que les grandes fortunes.
B. Fa.