Symbole de justice sociale, l’impôt progressif vacille 24 Heures, 14.08.2004, von JOËLLE FABRE

Symbole de justice sociale, l’impôt progressif vacille
24 Heures, 14.08.2004, von JOËLLE FABREFISCALITÉ La flat tax (clairement, taux unique d’imposition), mise à l’étude par Hans-Rudolf Merz, a-t-elle un quelconque avenir en Suisse ? Qui serait avantagé par le nouveau système ? Premières réponses.Supprimer la progressivité de l’impôt sur le revenu, renoncer aux déductions au profit d’un « bon » forfaitaire à déduire de son bordereau en fonction du nombre d’enfants et d’adultes vivant dans le ménage du contribuable. Ce sont les principes de base de la flat tax (littéralement: impôt plat, clairement: taux d’imposition unique). Ce système simple, aux accents provocants, dont Ronald Reagan rêvait pour les Etats-Unis, et remis au goût du jour fin 2003 dans le Livre blanc du journaliste économique alémanique Markus Schneider, a séduit le ministre des Finances Hans-Rudolf Merz qui l’a mis à l’étude en vue de simplifier le régime fiscal actuel (24 heures du 6 août).

«Une simplification est toujours souhaitable »

Question préliminaire, le taux d’imposition unique — introduit entre autres en Russie et en République tchèque — est-il applicable en Suisse ? Dans son manifeste, Markus Schneider reconnaissait que le système prôné ne pouvait être mis en pratique dans un pays avec trois niveaux d’impôts (fédéral, cantonal, communal), à moins de renoncer au fédéralisme. A l’heure actuelle, malgré la loi d’harmonisation fiscale entrée en vigueur il y a quelques années, les cantons gardent une importante marge de manœuvre et pratiquent des taux d’imposition très différents. Chacun a son barème, chacun définit le substrat sur lequel il entend prélever un impôt. C’est cette liberté qui permet à Schwytz ou Zoug de se positionner comme paradis fiscaux et d’attirer les riches contribuables. On imagine difficilement les cantons renoncer à l’outil avec lequel ils dessinent souverainement leur politique financière et sociale.

Toutefois, l’introduction de la flat tax n’implique pas nécessairement la fin de la compétitivité entre cantons, estime Yves Noël, avocat et professeur de droit fiscal à la Faculté de droit de l’Université de Lausanne: « On peut très bien imaginer que chacun reste libre de fixer son taux unique d’imposition. Mais ce faisant, on renonce aussi à un des grands avantages de la flat tax: la simplicité. »

Anticonstitutionnel

Le système actuel de calcul de l’impôt est-il si compliqué qu’il nécessite une mise à plat aussi drastique ? «Une simplification est toujours souhaitable, estime Pierre Curchod, responsable de la division juridique de l’Administration cantonale vaudoise des impôts. Mais à chaque fois qu’on en propose, on bute sur des oppositions. Si on prévoit par exemple d’introduire des déductions forfaitaires, les gens pour qui le forfait est trop faible vont protester. » Quant à savoir si on économiserait de l’argent en rendant l’impôt plus facile à percevoir: « Sans doute, mais de là à dire combien … » En supprimant la progressivité de l’impôt et quasi toutes les déductions, la flat tax mine un principe ancré dans la Constitution fédérale selon lequel chacun paie selon sa capacité contributive. « Même aux Etats-Unis on considère le taux progressif, apparu au début du XXe siècle, comme une conquête sociale de la démocratie », dit Yves Noël. Néanmoins, la transparence qui naîtrait de la suppression des déductions censées aider à cerner au plus près les capacités des contribuables mais soupçonnées de servir surtout aux mieux lotis pour passer entre les gouttes pourrait titiller la gauche. Qui sera sans doute vite refroidie par les premières simulations effectuées par l’Administration fédérale des finances à la demande de Hans-Rudolf Merz: la flat tax profitera surtout aux riches.

Pour garantir les mêmes rentrées fiscales, le taux suisse devrait s’élever à 24% (à tous les niveaux). En prévoyant des déductions forfaitaires de 20 000 francs par adulte et 5000 francs par enfant, les spécialistes ont calculé que seules les familles à bas revenus et les salaires supérieurs à 200 000 francs par an seraient avantagés par le nouveau système. Les classes moyennes seraient encore plus lourdement taxées qu’aujourd’hui.

« Un bon moyen de retenir les Suisses riches »

FAVORABLE Pierre-Marie Glauser, avocat et professeur de fiscalité à l’Ecole des HEC de l’Université de Lausanne, souligne les avantages de la flat tax.

Aux yeux de Pierre-Marie Glauser, avocat spécialisé dans la fiscalité, l’introduction du système de la flat tax aurait pour avantage de stopper le départ de riches contribuables suisses vers l’étranger. « En tant que praticien, je peux dire que si la Suisse offre un certain nombre d’avantages aux sociétés, elle est tout sauf un paradis fiscal pour les personnes physiques. C’est vrai qu’il y a beaucoup de riches étrangers — des artistes connus, des grands sportifs, etc. — qui viennent s’installer en Suisse parce qu’ils y bénéficient d’un régime particulier: ils paient des impôts élevés, mais calculés forfaitairement. Mais on a tendance à oublier que pour profiter de ce système, il faut être étranger et ne pas avoir travaillé en Suisse les dix dernières années. Les Suisses fortunés, eux, préfèrent quitter le pays pour s’installer dans des endroits comme Londres, qui, en plus d’être un paradis fiscal, est une place financière, ce qui leur permet d’être proches de leurs affaires tout en payant moins d’impôts. »

Selon Pierre-Marie Glauser, un taux d’imposition identique raisonnable pour tous redonnerait à la Suisse son attractivité. « Un revenu de 500 000 francs imposé à 25% — et non à près de 50% comme c’est le cas dans plusieurs cantons — c’est toujours plus d’argent pour l’Etat qu’imposé à 0% parce que le contribuable est à Londres. »

L’avocat estime par ailleurs qu’en soulageant les hauts revenus (plus de 200 000 francs), la flat tax induirait « une relance de la consommation et donc une rentrée supplémentaire par le biais de la TVA qui est l’impôt du futur ».

« La croissance ne passe pas par la fiscalité »

DUBITATIF Yves Noël, professeur de droit fiscal à la Faculté de droit de l’UNIL et avocat, veut mettre fin à un mythe sur l’impôt progressif.

L’argument selon lequel le système de l’impôt progressif inciterait les riches contribuables à ne pas dépasser un certain niveau de salaire, donc à moins travailler, ou à déménager à l’étranger est un mythe importé des pays à très haute fiscalité, estime le professeur de droit fiscal et avocat Yves Noël. « Dans les années 1970, il est vrai qu’en Scandinavie par exemple, avec un taux de 70 ou 80% prélevé sur les hauts revenus, les gens se sont un peu découragés. » Selon l’avocat lausannois, il est également illusoire de croire que la flat tax pourrait doper la croissance de la Suisse: « Dans un petit pays, on dépend tellement des marchés étrangers que la fiscalité n’a pratiquement pas d’incidence sur la croissance. Ou alors, on pourrait se demander pourquoi la Suisse, qui connaît une charge fiscale moyenne moins importante que celle des pays de l’OCDE (n. d. l. r .: Organisation de coopération et de développement économiques), a justement une croissance plus faible. »

Yves Noël estime par ailleurs que si une simplification du régime fiscal helvétique s’impose, c’est plutôt au niveau de l’entreprise. Un projet de réforme est en cours qui vise en particulier à atténuer la double imposition des sociétés. « Il y a de vraies questions qui demeurent, notamment sous l’angle du travail des femmes. Le débat, à mes yeux, c’est celui du deuxième salaire qui, actuellement, est taxé au taux du conjoint. » Un groupe de travail de la Confédération, dont Yves Noël a fait partie, a planché sur un système d’imposition individuel. Le rapport a été rendu en juin dernier.